Que signifie «être neutre» en Suisse ou ailleurs?

La Suisse est en quête d'une réinterprétation de sa sacro-sainte neutralité. A l’échelle internationale, cette notion recouvre des réalités parfois bien différentes. Un tour des pratiques s’impose.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie a régulièrement exigé lors des pourparlers que l'Ukraine devienne neutre. De quoi l’entraver dans son chemin vers une éventuelle adhésion à l’OTAN.

Pour le chercheur suisse Pascal Lottaz, spécialiste en neutralité à l’Université Waseda à Tokyo, cette proposition vise avant tout à neutraliser l'Ukraine. «La Suisse a connu pareille situation en 1815. A la différence que la Suisse était jadis demanderesse», explique-t-il.

Lors des négociations sur la neutralité de l’Ukraine, Kiev a réclamé de façon légitime des garanties sécuritaires. Si possible de la part de pays membres de l’Alliance transatlantique (OTAN). «A ce stade, les négociations n'ont pas avancé, la Russie ne souhaitant pas un scénario qui équivaudrait à une adhésion de facto à l'OTAN».

Lorsqu’au Congrès de Vienne de 1815, la Suisse a hérité d’une neutralité perpétuelle, elle n'avait pas obtenu non plus la garantie de pouvoir compter sur une puissance militaire protectrice. Non-membre de l’OTAN, elle doit toujours assumer sa propre sécurité.

Dans la réalité, cette notion de neutralité est multiface. Les Etats et des organisations internationales telles que la Croix-Rouge ou les Nations unies peuvent en avoir aussi des lectures différentes. Deux définitions sont à considérer: une neutralité délibérément choisie par un pays ou une neutralité imposée de l'extérieur. N’oublions pas que les grandes puissances ont toujours eu intérêt à compter sur des pays neutres pour parfois faire tampon dans des zones d'influence.

Première observation: la plupart des pays neutres sont actuellement bien dotés militairement pour être en capacité de se défendre lors d’attaques sur leurs sols ou empêcher des troupes étrangères de fouler leurs territoires. Mais des pays comme le Costa Rica, le Liechtenstein ou le Vatican endossent une neutralité non armée. Ces pays ont renoncé d’eux-mêmes à entretenir des forces militaires. Le Costa Rica s’est rangé derrière l’aile protectrice des Etats-Unis, le Liechtenstein compte sur la Suisse et le Vatican est un cas à part.

D’autres Etats usent de la neutralité comme d’un levier pour s’isoler. C’est le cas du Turkménistan, une dictature qui fait de sa neutralité son cheval de bataille. «Ce pays utilise son statut de neutre pour mieux se tenir à l'écart des instances internationales. Pour que personne ne vienne mettre son nez dans ses affaires», décrypte Pascal Lottaz. Une attitude qui il y a dix ans encore était le fait de la Birmanie. Ou plus loin, de l’Albanie du temps de la guerre froide.  

La neutralité telle qu’elle est exercée aujourd’hui en Autriche, en Suède, en Finlande ou en Suisse, est d’abord un instrument pour mieux exister sur la scène internationale. Et promouvoir les bons offices. «Une approche intégrative», selon la définition de Pascal Lottaz. «La Suède et la Finlande ont préféré depuis longtemps se voir plutôt affublés du qualificatif de pays non-alignés. Un statut que ces deux pays devront abandonner en adhérant à l'OTAN», observe-t-il.   

Pour l’expert, il pourrait s’agir d’une escalade dans le conflit en cours en Europe. De quoi mettre en tout cas en péril la stabilité du vieux continent. C’est dans ce contexte que la notion de neutralité fait son retour dans les débats. Internationalement mais aussi à l’intérieur des frontières des pays concernés. Pascal Lottaz souhaiterait pour sa part que la plupart des pays neutres actuels continuent de camper sur leurs positions pour pouvoir toujours proposer des possibilités de désamorcer les conflits. «Mais la tendance est inverse», s’inquiète-t-il. «La neutralité n’a plus vraiment la cote. Un certain nombre d’observateurs occidentaux ont d’ailleurs récemment jugé que la neutralité suisse pouvait constituer aussi un blanc-seing donné à la Russie. Soit une position moralement condamnable», poursuit-il.

Analystes, actrices et acteurs du monde politique parlent d'un changement d'époque. Le spectre d'une nouvelle guerre froide ressurgit aussi dans les discours. Dans ce décorum, le Mouvement des pays non-alignés pourrait connaître une sorte de renouveau. L'Ukraine avait d’ailleurs fait partie de cette instance, sous pression de la Russie, entre 2010 et 2014. Créée pendant la guerre froide sur l’initiative de l'Egypte, de l'Inde et de l’ex-Yougoslavie, cette organisation internationale regroupait avant tout des Etats asiatiques et africains optant pour la neutralité face aux deux blocs, de l’Est et de l’Ouest. Après la chute du Mur de Berlin en 1989, cette institution a perdu de son aura. «De la même manière que l'OTAN se réinvente aujourd’hui avec la guerre en Ukraine, ce Mouvement pourrait être rafraîchi», estime Pascal Lottaz. «Une dynamique allant dans ce sens est en cours», note-t-il. La Chine, l'Inde, l'Indonésie, le Ghana et les pays d'Amérique latine, qui ont boudé les sanctions contre la Russie, pourraient rejoindre potentiellement ce cercle.

Concernant la guerre en Ukraine, l’Inde et la Chine appliquent déjà une forme de neutralité de circonstance. Même si cette expression n’a pas cours officiellement ni à Pékin, ni à New Delhi. A la différence d’Etats qui affichent une neutralité perpétuelle, comme la Suisse, l’Inde et la Chine n’ont pas promis d'être neutres ad aeternam.

Cette situation n’est pas sans rappeler l'isolationnisme des Etats-Unis aux prémices de la 2e Guerre mondiale. Ce «neutralisme» avait conduit finalement les Etats-Unis à entrer en guerre sur la pointe des pieds… après 150 ans de non-interventionnisme sur le terrain de guerre européen. «On peut comparer les Etats-Unis du 19e siècle à l’attitude de la Chine aujourd'hui», commente Pascal Lottaz. Ne désirant pas s’impliquer dans le conflit en Ukraine, Pékin ne s’est donc pas allié militairement, mais Pékin n’est pas vraiment ravi de la tenue de cette guerre. «Reste que seul le différend sur Taïwan pourrait la pousser à prendre les armes et entrer en conflit», dit-il. 

«Les grandes puissances ont toujours été neutres selon les circonstances», poursuit-il. Les Conventions de La Haye ont été édictées précisément à leur égard, et non pas forcément pour de petits Etats tels que la Suisse ou l'Autriche. «Voilà pourquoi les textes de loi relatifs à la notion de neutralité demeurent relativement ouverts, les pays neutres pouvant continuer par exemple de faire du commerce d'armement à condition bien sûr de traiter l’ensemble des belligérants sur un pied d'égalité». Pour Pascal Lottaz, ces Conventions sont aujourd’hui «obsolètes», vu qu’elles n’ont été que peu réactualisées depuis leur signature en 1907. Ces textes ne règlementent pas le cyber ou la question des missiles. «Ils doivent être mis à jour pour refléter les réalités du 21e siècle», préconise-t-il.  

Neutralité suisse à géométrie variable

Pour Lea Schaad, spécialiste des questions de sécurité et de démocratie à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), beaucoup de Suissesses et Suisses ne font toujours pas la différence entre droit de la neutralité, qui est codifié dans les Conventions de La Haye, et politique dite de la neutralité. Si le droit international enjoint aux pays neutres de ne pas participer à des conflits armés, la politique de neutralité volontaire leur permet au moins d’essayer de convaincre d’autres Etats de demeurer hors des conflits. Ce qui offre des perspectives pour envisager par exemple des sorties de crise.

Voilà pourquoi la Suisse a délibérément choisi de ne pas inscrire sa politique de la neutralité dans sa Constitution. «Pour pouvoir continuer d’interpréter cette notion-là en fonction des situations», avance Lea Schaad. «Durant la guerre froide, la Suisse a affiché une neutralité stricte. Puis celle-ci est devenue plus active sous l’influence de la ministre des affaires étrangères Micheline Calmy-Rey (2003-2011)». Au point que depuis la fin des années du Rideau de fer, la Suisse a régulièrement pris des sanctions économiques.

Mais Berne s’est autorisé quelques louvoiements au fil de l’histoire, notamment au siècle passé, obtempère Pascal Lottaz. Pendant les années de l’entre-deux-guerres (1919-1938), alors que la Suisse était membre de la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU, elle avait adopté «une neutralité différentielle». Il lui était interdit de s’engager militairement, mais elle avait pu tout de même décréter des sanctions économiques. Un changement de cap est intervenu en 1935 quand l'Italie a attaqué l'Ethiopie (campagne d’Abyssinie). Berne a alors rétropédalé, revenant à une neutralité intégrale pour éviter que le Tessin soit isolé en raison des sanctions contre l'Italie.

«Les temps présents sont passionnants», s’exclame Lea Schaad. Qui plus est, selon elle, depuis que le président de la Confédération Ignazio Cassis, en charge de la diplomatie, a lui-même fait sensation au dernier Forum économique de Davos, fin mai, dégainant le néologisme suivant: «neutralité coopérative». Pour l’expert Pascal Lottaz, ces formules (neutralité active, engagée ou coopérative) sont d’abord des expressions qui émanent du monde politique pour «reconditionner» la neutralité. «Les prémices d'un recadrage à partir duquel Ignazio Cassis va pouvoir la réinterpréter», selon Lea Schaad.  

Pour nos analystes, la guerre en Ukraine a relancé en tout cas le débat en Suisse entre tenant-es d’une neutralité souple et malléable et celles et ceux qui réclament désormais le retour à une neutralité stricte. Ce qui obligerait Berne à traiter avec tous les belligérants de manière équitable, militairement et économiquement. Et qui exclurait des sanctions. «Nous en sommes au point où certain-es veulent réinstaurer la neutralité intégrale», résume Pascal Lottaz.

Pour les partisan-es d’une conception dynamique qui rejettent tout isolationnisme, la neutralité suisse doit rester au contraire active.

«Nous y gagnerions à clarifier notre politique», relève Lea Schaad. «La Suisse pourrait s’éviter de devoir ainsi s’interroger sur sa façon de se comporter au lendemain de chaque événement géopolitique».

Son souhait pourrait être exaucé. A Berne, le Conseil fédéral promet déjà la publication d'un nouveau rapport sur la neutralité. En 1993, dans le dernier rapport en date sur cette question, le gouvernement s’était laissé la liberté de pouvoir continuer de l’interpréter. Pour Lea Schaad, ce rapport pourrait entraîner un changement d'orientation à l’image de ce qui s’est passé après la guerre froide. L’évolution de la situation géopolitique nécessite une redéfinition de la neutralité.

Il sera intéressant d’observer aussi comment cette réinterprétation pourrait être perçue à l’étranger. «A espérer que la Suisse soit plus réactive», préconise Lea Schaad. Au début de la guerre en Ukraine, sa diplomatie avait déjà essuyé le courroux des Etats-Unis, et de leurs alliés, pour sa réticence à décréter des sanctions contre la Russie.

En Suisse même, le tribun de la droite conservatrice et ex-conseiller fédéral Christoph Blocher, du parti de l’UDC, prévoit pour sa part de mettre les bâtons dans les roues du gouvernement fédéral avec le lancement d’une initiative populaire. Son but: ancrer dans la Constitution suisse la notion de neutralité intégrale. Si son initiative arrive à séduire assez de monde, la formule pourrait durablement et de manière contraignante être inscrite un jour dans la charte fondamentale. La population aura de toute façon le dernier mot.  

Texte traduit de l'allemand par Alain Meyer

Que signifie "neutre"?

Julien Furrer

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La naissance de la neutralité suisse

La neutralité suisse a-t-elle encore du sens?

Historiquement, la Suisse s'est depuis très longtemps évertuée à jouer un rôle diplomatique important entre belligérants de divers conflits internationaux, grâce à son statut de "neutralité". Une politique qui a connu des réussites et des échecs, et qui semble toujours plus difficile à tenir.

La Suisse et ses bons offices

Répondez à nos questions

La Russie est-elle sur le point de lancer des attaques contre d'autres pays ?

Fabian Hoffmann, spécialiste des questions militaires, estime que la Russie pourrait bientôt envisager d'attaquer d'autres pays. Ce scénario est-il plausible ? Des experts en sécurité évaluent la situation.

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Fabian Hoffmann, expert en sécurité et chercheur à l'Université d'Oslo, a averti dans un message publié sur X (anciennement Twitter) que la Russie pourrait frapper d'autres cibles en Europe dans les deux ou trois prochaines années. Les États baltes, notamment l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie, sont particulièrement vulnérables. C'est de là que le président russe Vladimir Poutine pourrait lancer de nouvelles attaques contre l'Europe. Fabian Hoffmann estime que l'Europe doit se préparer au pire et que seule une Europe unie peut dissuader la Russie de lancer une attaque.

Selon Fredy Gsteiger, expert en sécurité pour SRF, les avertissements comme ceux de Fabian Hoffman sont de plus en plus fréquents. Il ne s'agit pas de répandre la peur mais d'être lucide. D'éminents hommes politiques, dont le ministre allemand de la défense Boris Pistorius, en discutent également. L'OTAN doit y réfléchir, d'autant plus que les pays occidentaux sont loin d'être bien préparés à un tel scénario. Le commandant en chef de l'armée suédoise et le président ukrainien Volodymyr Zelensky se sont fait l'écho de sentiments similaires ces derniers jours, mettant en garde contre d'éventuelles attaques russes.

Une attaque de la Russie contre l'Europe occidentale mettrait la neutralité suisse à l'épreuve.

Dans quelle mesure un tel scénario est-il plausible? François Heisbourg, expert en sécurité et président de l'Institut international d'études stratégiques, ne perçoit pas la Russie comme une menace à l'heure actuelle, car elle est actuellement affaiblie et doit dans un premier temps gérer les pertes militaires du conflit ukrainien. Cependant, il rappelle qu'il y a seulement deux ans, une attaque russe contre l'Ukraine était jugée hautement improbable.

Quelles sont les implications pour la Suisse? Fredy Gsteiger estime que si les Russes attaquent effectivement nos pays voisins, la pression exercée sur la Suisse pour qu'elle s'engage en faveur d'une défense européenne plus globale augmentera. Après tout, la Suisse maintient sa neutralité et ne peut se défendre que si elle est attaquée. Cela pourrait renforcer le désir de la population d'adhérer à une alliance, telle que l'OTAN, pour bénéficier d'une protection accrue. Une attaque contre l'Europe occidentale mettrait la neutralité suisse à l'épreuve.

La menace russe

Les troupes russes peuvent compter sur nos produits "made in Switzerland" pour envahir leur voisin

Des entités sanctionnées et des expéditeurs étrangers inscrits sur des listes noires: c'est ainsi que se manifeste les flux interdits d'échanges de technologies suisses vers Moscou. C'est ce que montrent des documents analysés par la Radiotelevisione svizzera (RSI).

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Une feuille de papier A4 est scotchée à l'extérieur de la porte, sur laquelle est imprimé le nom de la société en cyrillique : "Ural Telecom Systems". Nous sommes au troisième étage d'un immeuble du centre d'Ekaterinbourg, une ville russe de l'Oural connue pour son pôle industriel et même militaire. C'est par cette entreprise, qui porte en réalité un autre nom, que transite environ un tiers de toutes les importations de produits de Traco Power, une entreprise de Baar dans le canton de Zoug active dans le domaine des systèmes électroniques. Ses semi-conducteurs ont déjà été retrouvés dans des armes russes.

Washington à Berne pour discuter des sanctions

Ce n'est qu'un des nombreux cas que nous avons découverts au cours de nos recherches. Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, les technologies occidentales et suisses sont devenues extrêmement importantes pour l'armée de Vladimir Poutine, qui s'efforce de les obtenir malgré les sanctions. Ce matériel est particulièrement essentiel pour les missiles, les systèmes de communication et les drones, comme l'ont souligné plusieurs rapports réalisés par un certain nombre de groupes de réflexion internationaux indépendants, dont le Royal United Services Institute (RUSI) et le Conflict Armament Research (CAR).

Pour limiter la production d'armement russe, la Suisse s'est également jointe aux sanctions, et la limitation totale de cet approvisionnement est un objectif capital pour les États-Unis et leurs alliés, mais en même temps difficile à atteindre. Un objectif crucial et difficile, à tel point qu'il y a deux semaines, Brian Nelson, sous-secrétaire américain au terrorisme et au renseignement financier, s'est rendu à Berne pour s'entretenir avec les autorités fédérales.

Selon le porte-parole du Secrétariat d'Etat à l'économie, Fabian Maienfisch, que nous avons interrogé, la réunion a été "extrêmement constructive et respectueuse". L'"objectif commun" d'une "mise en œuvre efficace des sanctions a été souligné, bien que la Suisse n'ait pas rejoint la task force internationale", ajoute M. Maienfisch.

Cependant, la RSI est en mesure de démontrer que des produits de haute technologie provenant d'entreprises suisses se sont tout de même retrouvés sur le chemin de Moscou. Grâce à l'accès aux bases de données douanières, nous avons passé au crible et analysé des dizaines de documents à la recherche d'entreprises fantômes sanctionnées par le gouvernement fédéral et d'expéditeurs étrangers figurant sur des listes noires internationales.

Nous avons également documenté la présence de puces suisses dans des drones russes, en collaboration avec la cellule d'enquête du RSI.

23.03.2023 : La technologie suisse circule encore aujourd'hui en Russie

Via Hong Kong ou Istanbul, comment échapper aux sanctions ?

Les produits de Traco Power, comme nous l'avons dit, sont arrivés en Russie même après le début de la guerre. De mars 2022 - c'est-à-dire après les sanctions adoptées par le gouvernement fédéral - à août 2022 - données dont nous disposons - nous avons trouvé plus d'un millier d'envois de produits Traco Power à Moscou, pour une valeur totale de 22'600 francs. Il s'agit principalement de convertisseurs électroniques et de systèmes de puces électroniques. En février dernier, un rapport de la Commission indépendante anticorruption d'Ukraine (Nako) a mis en évidence la présence de ces systèmes de l'entreprise zougoise dans certains systèmes de communication russes utilisés dans le Donbass.

La plupart des expéditions sont effectuées par des sociétés d'import-export chinoises et turques. Parmi les plus importantes figurent "BRK Logistics Transportation and Trade Limited Company in Transit Transaction" et "Smart Trading Tasimacilik San Ve LTD", toutes deux basées à Istanbul, en Turquie. Cette dernière a récemment été sanctionnée par les États-Unis.

Le principal destinataire en Russie est précisément "Ural Telecom Systems", qui a importé environ un tiers des plus de mille envois de produits de Traco Power. "Ural Telecom Systems", lit-on sur son site web, "est spécialisée dans le dédouanement et le conseil pour les composants électroniques des produits les plus connus". Créée en 2019 à Ekaterinbourg, l'un de ses fondateurs a enregistré à son nom une autre entité russe active dans l'électronique, "GetChips". Celle-ci a été récemment mise sous sanction en Ukraine.

Aujourd'hui, "Ural Telecom Systems" a changé de nom. En fait, au registre du commerce, depuis novembre dernier, c'est-à-dire depuis qu'un nouveau directeur général a pris les rênes de l'entreprise, celle-ci est enregistrée sous le nom de "Power Telecom". Nous ne connaissons pas le motif de cette opération. Ce que l'on sait, c'est qu'à la suite de la guerre, ses revenus ont augmenté de manière significative. La société est surveillée par le ministère ukrainien des affaires étrangères et l'agence nationale pour la prévention de la corruption, mais n'a encore été sanctionnée par aucun pays.

Interrogé par nos soins, Traco Power répond qu'elle a "immédiatement suspendu toutes les expéditions et relations commerciales vers la Russie, y compris celles passant par des pays tiers". "Tous nos canaux de vente autorisés, poursuit-il, ont été clairement informés. Les produits Traco Power, qui ont été utilisés à quelque fin que ce soit en Russie, ne peuvent plus provenir de notre société depuis le 28 février 2022, date à laquelle les sanctions de l'UE sont entrées en vigueur. Cependant, comme nous l'avons noté, ses produits sont arrivés en Russie en provenance de pays tiers même après l'interdiction d'exportation.

Ces puces suisses qui peuvent se retrouver sur des ogives nucléaires

Et en Russie, toujours via des pays tiers, des produits d'une autre société basée en Suisse ont été importés : "STMicroelectronics", la multinationale franco-italienne leader de l'industrie des semi-conducteurs dont le siège est à Genève. Ses semi-conducteurs ont été retrouvés sur plusieurs armes russes comme, par exemple, les missiles Kalibr ou Iskander, ce dernier pouvant même porter des têtes nucléaires et qui, selon le Kremlin, pourrait bientôt être déplacé au Bélarus. Et les échanges se poursuivent.

Dans les bases de données douanières que nous avons consultées de mars à août 2022, il y a au moins 6700 envois vers la Russie de produits de l'entreprise. Le prix total de la cargaison est de 412'000 francs. Comme nous pouvons le lire dans le libellé douanier, il s'agit principalement de "transistors et semi-conducteurs ainsi que de circuits intégrés électroniques monolithiques."

Le plus grand importateur de produits STMicroelectronics reste la société russe "Ural Telecom Systems". Mais il est intéressant de noter que parmi les sociétés importatrices figurent des entités russes sanctionnées par la Suisse, comme "SMT iLogic", sanctionnée depuis le 29 mars 2022. Au total, une centaine d'envois lui sont adressés. Cette société serait liée à une autre entreprise russe, le "Special Technology Center" (STC) basé à Saint-Pétersbourg, fabricant d'armements pour l'armée russe, notamment de drones Orlan, lui aussi sanctionné par de nombreux pays occidentaux.

"Nous n'avons plus d'activités en Russie".

Nous avons demandé une réaction à STMicroelectronics, qui précise par courriel qu'elle a mis en œuvre "un programme global de conformité commerciale qui respecte toutes les règles et réglementations commerciales internationales [...] chaque partie de notre chaîne d'approvisionnement", poursuit l'entreprise, "comprend sa responsabilité de se conformer aux lois et réglementations en vigueur". "Depuis la fin du mois de février 2022, nous avons pris des mesures pour nous conformer aux exigences spécifiques de plusieurs ensembles de sanctions et de mesures de contrôle. Comme le renforcement des exigences de conformité pour tous nos canaux de vente, y compris la vigilance contre l'évasion des pénalités et le détournement des expéditions."

D'ouest en est, non seulement les couteaux, mais aussi les semi-conducteurs

Malgré cela, les enquêtes de RSI montrent que ses produits sont également dirigés vers une autre entité russe sanctionnée en Suisse : la "Vest-Ost", également basée dans la ville d'Ekaterinbourg, où elle a été fondée en 2009. Le registre du commerce russe indique que la société a pour activité "la vente en gros de meubles, d'articles ménagers, de couteaux et de produits métalliques". Cependant, il s'avère qu'il s'agit d'un distributeur de matériel informatique et de télécommunications, comme nous l'avons découvert grâce à une analyse en source ouverte via web.archive.org, qui récupère les pages web qui ne sont plus accessibles aujourd'hui.

La "Vest-Ost" s'est également retrouvé dans le collimateur des États-Unis le 17 avril, lorsqu'elle a été inscrite sur la liste noire du Bureau de l'industrie et de la sécurité. Cette entreprise, peut-on lire sur le site web du ministère américain du commerce, a été ajoutée à la liste pour "avoir tenté de se soustraire aux contrôles à l'exportation et acquis ou tenté d'acquérir des articles d'origine américaine (et occidentale) en soutien à l'industrie militaire et/ou de défense de la Russie". Plus précisément, explique le ministère, cette société a continué à acquérir ou tenté d'acquérir des articles pour le compte d'entités russes qui ont été sanctionnées après l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Les États-Unis réagissent par des mesures secondaires

Un vaste phénomène difficile à contrer est le contournement des sanctions par des entreprises de pays tiers qui n'adhèrent pas aux mesures occidentales. C'est pourquoi les États-Unis réagissent par des mesures supplémentaires, appelées "sanctions secondaires". La liste établie par le département du commerce en avril dernier comprenait de nombreuses autres entités turques et chinoises, dont la société "King-Pai Technology", basée à Hong Kong. Cet expéditeur asiatique a également envoyé des marchandises suisses interdites à la Russie après les sanctions.

Pour les États-Unis, "King-Pai Technology" a fourni du matériel à plusieurs entités du complexe militaro-industriel russe, dont Radioavtomatika, une filiale de Rostec, spécialisée dans l'approvisionnement en articles étrangers pour l'industrie de la défense russe. Selon le Trésor américain, "les microélectroniques fournies par King-Pai ont des applications de défense qui incluent des systèmes de guidage pour les missiles de croisière". La RSI a trouvé au moins 106 envois de puces "STMicroelectronics" envoyés en Russie par King-Pai, dont beaucoup étaient adressés spécifiquement à la société sanctionnée "Vest-Ost". Mais ce n'est pas tout.

Parce que plus de 500 envois ont été effectués par deux autres sociétés chinoises d'import-export sanctionnées par les États-Unis ("STK Electronics Co. Limited" de Hong Kong, et "Sinno Electronics Co. Limited"). Des entreprises également sanctionnées "pour avoir fourni un soutien à la base industrielle militaire et de défense de la Russie et pour avoir continué à conclure des contrats de fourniture de pièces listées et sanctionnées avec des entités russes après l'invasion de l'Ukraine par la Russie".

02.05.2023 : Ukraine, l'offensive russe se poursuit

Également au troisième étage à Ekaterinbourg

Les produits d'une autre entreprise suisse, que l'on retrouve également en Ukraine sur certains types de systèmes électroniques utilisés par l'armée russe, ont également continué d'affluer vers la Russie après les sanctions. Il s'agit de la multinationale américano-suisse "Te Connectivity", dont le siège est à Schaffhouse. Les données que nous avons consultées montrent que, de mars à août de l'année dernière, il y a eu plus de 7800 expéditions, pour un montant total de plus de 116'000 francs, principalement liées à des éléments de connexion ou à des appareils et installations électriques.

Et nous revenons encore une fois au troisième étage du bâtiment situé dans le centre-ville d'Ekaterinbourg, car l'un des principaux bénéficiaires - parmi d'autres - est le "Système de télécommunications de l'Oural". Nous avons demandé des réponses à "TE Connectivity", qui nous a répondu que "tous les contrôles à l'exportation s'appliquent à ses opérations mondiales et qu'elle a pleinement respecté toutes les sanctions imposées à la Russie à la suite de l'invasion de l'Ukraine". À partir de mars 2022, "elle s'engage également à ne pas expédier directement ou indirectement ses produits à Moscou, et continuera à communiquer cette politique à ses partenaires de distribution et attend d'eux qu'ils s'y conforment".

Quelque 18 envois de NVS Technologies Ag, dans le canton de Saint-Gall, pour une valeur de 90'000 roubles (environ 9 000 francs), se sont également retrouvés en Russie. Presque tous les produits sont passés par des expéditeurs chinois. Parmi ces produits, nous lisons dans le libellé des douanes qu'il ne s'agit pas seulement de micropuces, mais aussi d'équipements de radionavigation et de radars marins. Parmi les destinataires finaux figurent des entités russes sanctionnées, telles que "STM iLogic", liée au secteur de la défense du Kremlin, mais aussi "Testkomplekt", une société ukrainienne récemment sanctionnée.

NVS Technologies est une entreprise basée à Oberriet, commune de huit mille habitants du canton de Saint-Gall, fondée en 2004 par un citoyen d'origine russe et active dans la conception et la vente de systèmes et de composants électroniques. Le PDG est également le cofondateur de "KB Navis", une société russe basée à Moscou - sous sanction en Ukraine - qui contrôle "NVS Telematic System", un leader dans la conception de produits utilisant les signaux GLONASS (le GPS russe) aujourd'hui utilisés par l'armée du Kremlin principalement pour les missiles et les drones.  Selon un document public, KB Navis aurait conclu 106 contrats avec le gouvernement fédéral russe, y compris le secteur de la défense. À l'exception de Kiev, aucun autre pays n'a sanctionné ces entreprises.

NVS Technologies, que nous avons contactée, a répondu de manière générale "qu'elle a adhéré à toutes les réglementations et mis en œuvre un programme interne rigoureux", mais elle n'a jamais répondu non plus à nos questions plus spécifiques, à savoir si elle est réellement au courant de ces expéditions effectuées par des expéditeurs étrangers même après les sanctions, si elle supervise de manière approfondie ces entités tierces et si elle prendra des mesures supplémentaires pour accroître la "diligence raisonnable" interne.

07.03.2023 : Ces composants suisses dans les armes russes

Pas d'enquête en Suisse pour violation des sanctions

En réponse à nos questions sur la manière dont les sanctions sont contournées par l'intermédiaire de pays tiers, le Secrétariat d'État à l'économie (Seco) nous avait déclaré, lors de l'enquête de la RSI, que "la Russie, mais aussi l'Iran, achètent actuellement leurs produits technologiques à des fins militaires. Et de nombreux pays n'ont pris aucune mesure, en particulier à l'encontre de la Russie. C'est aussi un défi pour le Seco: effectuer des contrôles à l'exportation pour éviter que des produits suisses soient détournés depuis des pays tiers et dirigés ensuite vers Moscou en particulier", nous avait expliqué Jürgen Boehler, responsable du contrôle à l'exportation/produits industriels au Seco.

Selon lui, "il est également de la responsabilité de l'exportateur suisse de connaître son client. Même si pour les produits de masse comme les puces, il est presque impossible de reconnaître le véritable destinataire final". Cependant, les entreprises suisses ont des responsabilités. En effet, explique M. Boehler, "il est clair que si une entreprise suisse vend des biens produits en Suisse en sachant que la destination finale est la Russie ou l'Iran, c'est interdit". S'il a des doutes, le Seco peut signaler les violations présumées au Ministère public de la Confédération, qui mènera sa propre enquête. En cas de violation, la loi sur les embargos prévoit une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à un an ou une amende pouvant aller jusqu'à 500'000 francs. Dans les cas graves, la peine peut aller jusqu'à cinq ans d'emprisonnement.

Contacté par nos soins, le Parquet fédéral explique qu'"aucune notification d'ouverture de procédure en lien avec les sanctions contre la Russie n'a été déposée à ce jour, mais une notification a été faite en lien avec la livraison de biens interdits à l'Ukraine. Après examen de la plainte, il a été décidé que l'ouverture d'une enquête pénale n'était pas justifiée et que toute violation des sanctions relevait de la responsabilité du Seco. A ce jour, diverses clarifications sont en cours, pour lesquelles aucune autre information ne peut être donnée."

La question de la violation des sanctions en matière de technologie et du double usage de certains produits d'exportation étaient déjà devenues politiques en septembre dernier avec un postulat de la conseillère nationale genevoise Stéfanie Prezioso Batou, et il n'est pas certain que de nouveaux actes parlementaires ne soient déposés prochainement. Une question cruciale qui fait également débat en Europe.